Nous avons eu la chance de voir La Vague de Sebastián Lelio, et nous nous sommes complètement laissés happer par ce tsunami inévitable. Il y a de ces films qui marquent, celui-ci en fait partie. Ne le manquez pas au cinéma à partir du 5 novembre 2025, sa place est sur le grand écran, et dans nos esprits.
La Vague (La Ola, en VO) se déroule au Chili, lors des événements du printemps 2018, quand une trentaine d’universités et une dizaine de lycées furent bloqués par des lycéennes et étudiantes dans un élan de protestation contre le harcèlement qu’elles enduraient jusque-là dans l’indifférence. À travers le prisme de Julia, le personnage principal du récit, c’est le vécu, tristement commun à de nombreuses femmes du monde entier, qui se dessine. En effet, alors que la révolte contre les violences sexuelles qu’elles subissent enfle du côté des étudiantes de l’université d’arts de Santiago, Julia se retrouve un peu malgré elle au milieu de ce combat, tandis que ressurgit un trauma oublié…
Un film manifeste : entre réalisme et spectaculaire
On entre dans le film comme dans une mer d’huile qui soudain se réveille ; lorsque la musique résonne et que le premier numéro de danse se déploie sous la banderole revendicatrice des étudiantes, il est difficile de ne pas être saisi par la force, la rage et l’énergie brute qui s’en dégage. Ainsi que par la fascination qu’exerce cette sorte de haka, chorégraphié avec minutie et rudesse, suggérant déjà les crimes contre lesquelles ces voix commencent à s’élever. Celle de Julia, qu’elle cherche alors de manière littérale dans ses cours de chants, va soudain se joindre au chœur. Présentée comme un instrument vecteur de joie et d’émotion, la voix se révèle outil essentiel de revendication ; comme celles de ces femmes, réduites au silence ; un souffle qui gronde et qu’il est nécessaire de travailler pour faire enfler la vague de la révolte.
															Les femmes, c’est le noyau du film. Toutes à la fois fortes, intelligentes, rebelles, féroces, douces…, elles y sont représentées de manière extrêmement sensible – que c’est inhabituel et remarquable ! – dans leur pluralité, sans jamais que ne soient questionnées ou justifiées leur sexualité ni leur identité de femme.
Il faut dire que Sebastián Lelio a toujours été réceptif au mouvement et à la lutte féministes, et c’est après avoir assisté aux blocages des universités dans son pays qu’il ressent la nécessité de faire un film sur le sujet. Pour que son scénario colle au plus près de la réalité, il interroge alors de nombreux étudiants et enseignants ayant participé à cette insurrection, et c’est en faisant ce travail de recherche que le style de la comédie musicale s’impose à lui. À ses yeux, la puissance du sujet exige le spectaculaire d’un genre qui facilite la discussion ou la mise en lumière de sujets politiques compliqués à aborder, en permettant d’exprimer ce pour quoi les mots manquent parfois. Avec la certitude que le projet ne peut être travaillé autrement, le réalisateur s’entoure quasi exclusivement de femmes pour lui donner vie : trois co-scénaristes (Manuela Infante, Josefina Fernández et Paloma Salas), et dix-sept compositrices.
															La ‘Ola Academy’, quand La Vague devient pionnier d’un genre…
La réussite du film tient aussi bien dans cette ouverture qu’offre l’écriture à plusieurs mains, qu’à la sincérité avec laquelle il est réalisé. On chante, on danse, plus ou moins bien, ce qui est charmant et s’explique par l’absence totale de tradition en Amérique Latine dans le domaine de la comédie musicale ; avant La Vague, la page était donc entièrement à écrire. Tourné en lieux réels à Santiago, le film s’ancre profondément dans la culture chilienne, reflétant son peuple, sa pensée, leurs corps…
Cette (apparente) fragilité illustre le principe que suit Ryan Heffington (Tick, tick… BOOM !), l’extraordinaire chorégraphe américain auquel fait appel Sebastián Lelio, en parfaite adéquation avec le message du film : « Tout le monde [même les moins habiles] a le droit de danser ». Et de jouer. Le casting pour trouver les rôles principaux est colossal : plus de 1200 aspirantes actrices tentent leur chance. Quant à l’ensemble, pas moins de 120 danseurs le constituent. Cela donne une idée de l’ampleur de la production et des numéros musicaux, tantôt émouvants, tantôt percutants, qui s’enchainent avec une énergie et une inventivité incroyables…
La créativité, le compositeur principal, Matthew Herbert (qui a travaillé sur plusieurs fims de Sebastián Lelio) en a fait preuve ! Dans le style qui est le sien – et qui rappelle beaucoup Dancer In The Dark (Lars Von Trier, 2000) –, la musique surgit de l’environnement. Le musicien emploie les objets, les meubles, et des sons enregistrés lors des véritables manifestations, pour créer les numéros. Pas d’instruments : ici chants, tirs de gaz lacrymogène, coups de feu, sirènes créent les accords, tandis que casseroles, casiers, portails, servent de percussions. À ceux-ci s’ajoutent, dans un esprit de réalisme culturel, des cuivres joués par des musiciennes chiliennes, et des chœurs de femmes du pays.
Les 17 autrices-compositrices avec lesquelles travaille Hebert, issues de générations différentes et d’horizons variés (dont font partie Ana Tijoux, Javiera Parra, Camila Moreno – des figures emblématiques de la musique chilienne), apportent chacune leurs influences hip-hop, pop ou électro, folk ou traditionnelle… Cela confère à chaque numéro une particularité à la fois sonore et visuelle, et au film une profondeur supplémentaire.
le nombre fait la force
															Les personnalités et les points de vue multiples se rassemblent donc sous la caméra de Sebastián Lelio pour créer une œuvre hybride qui parle à toutes les femmes, celles d’Amérique Latine, et celles du monde entier (aux hommes aussi, espérons-le) en mettant en lumière d’accablantes vérités de manière éclatante. Sans faux-semblant, le récit n’oublie jamais les nuances de gris qui rattachent le noir et blanc. Ni les couleurs, d’ailleurs, chargées en symboles : le bleu de la vague envahit l’image, tranché régulièrement par le rouge de l’opposition et de la colère…
Au-delà du discours éminemment politique, il émane de la composition visuelle un profond amour du cinéma, de la musique, de la danse, et de l’art en général. Les images sont belles, fortes, marquantes : les chewing-gums (bleus !) que colle Julia à chaque étape du récit, comme autant de ponctuations (musicales ?), de gouttes d’eau, de larmes, ou de bulles prêtes à éclater… ; les masques qui défigurent ou révèlent ; cet ascenseur-bateau secoué par la houle dans lequel se trouvent les revendicatrices, qui finiront naufragées sur le Radeau/matelas de la Méduse… En regardant La Vague, on a parfois l’impression de se retrouver devant plusieurs films de genres très disparates – Nouvelle Vague, Dogme, cinéma d’action… ; il reste cependant complètement cohérent, et les quelques longueurs qu’il peut y avoir mènent chacune à des instants d’éclat qui leur donnent toute leur raison d’être.
															La Vague est donc un film foisonnant, une sorte de chaos volontaire esthétiquement superbe, qui illustre à la fois les circonstances de sa création en tant qu’objet artistique, et son propos politique. L’œuvre réussit à être à la fois subtile et limpide, tout en étant chargée de références, de rappels… d’échos, enfin, que l’on aimerait tant retrouver au-delà de l’écran.
Malgré un constat difficile à accepter (on aurait préféré une fin de conte de fées), on retient la force, l’union, la volonté, l’énergie de ces femmes qui se battent pour être enfin entendues. Et la joie qui les lie et nous éclabousse. À travers son sujet terriblement nécessaire, sa légèreté et la fougue de ses fantastiques numéros musicaux, La Vague, ce premier film musical d’Amérique du Sud réalisé avec un regard profondément humain que l’on aimerait voir plus souvent, nous émeut, nous divertit, nous enthousiasme. C’est un film dont on ressort sonné, les yeux ouverts sur l’état d’une société que l’on souhaiterait plus juste, mais aussi enchanté, galvanisé par l’intensité de ce que l’on vient de voir. Et souhaitant que cette Ola fasse le tour du monde !
				
								
								
				