Rencontre : Sebastián Lelio nous embarque avec « La Vague »

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Réalisateur et scénariste chilien, Sebastián Lelio a remporté l’Oscar du meilleur film international pour Une Femme fantastique en 2017. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui à l’occasion de la sortie de La Vague, pour plonger dans la passionnante création de ce premier film musical chilien très engagé.

Musical Avenue : La Vague est un film très visuel, rempli de scènes et d’images puissantes (le ‘haka’ dans l’université, l’ascenseur du métro, les chewing-gums, pour n’en nommer que quelques-unes)… Comment le film a-t-il pris forme ?

Sebastián Lelio : Il me semble important de noter que nous n’avons pas de tradition concernant la comédie musicale en Amérique Latine. Si vous demandez à quelqu’un de là-bas quelle est LA comédie musicale d’Amérique Latine, comme vos Parapluies de Cherbourg [Jacques Demy, 1964], ou West Side Story [Robert Wise, 1961], on vous répondra : « Ah tiens, c’est vrai, nous n’en avons pas ! »… Nous ne savions donc pas comment commencer ; écrire un film musical, c’était un véritable mystère. J’ai co-écrit La Vague avec trois femmes scénaristes [Manuela Infante, Josefina Fernández et Paloma Salas], il était important pour moi d’être en minorité. Elles avaient tout à dire, ça a été une vraie leçon d’humilité. Je me suis senti très chanceux de travailler à leurs côtés. Mais c’était douloureux, également. [Il se tait un instant.] Elles se sont demandées comment écrire un film pareil, et l’on s’est dit qu’il fallait avant tout trouver une structure, que les moments susceptibles de devenir des numéros musicaux nous apparaitraient progressivement.

Nous avons alors défini le concept du film : il s’agit essentiellement de Julia – tout tourne autour d’elle, c’est une narration à la première personne. Elle a ce rendez-vous avec son professeur, la porte se ferme sur nous… et cette scène sera manquante par définition. Elle est toujours manquante, dans la société également : ce qui se passe dans l’intimité d’une pièce entre deux personnes, le collectif ou la loi ne peuvent le savoir, sauf s’il y a une preuve évidente de dommage. Il n’y a donc que la morale qui prévaut ou non, entre deux personnes. Et par la suite les interprétations et les attitudes que les différents pendants de la société vont avoir vis-à-vis de la situation s’il y a présomption d’abus. Dans le film, certains croient Julia, d’autres disent qu’elle dramatise…

Pour créer le premier numéro, nous nous sommes inspirés des manifestations féministes au Chili, qui sont un mélange de revendication et de colère à travers la fête, de fureur et de carnaval. Je trouve cela superbe, et je pense que les hommes ne manifesteraient jamais de cette manière – nous sommes si sérieux ! – . Je crois que beaucoup de l’esprit de La Vague découle de cette capacité à se retourner, à faire plusieurs choses en même temps, que les femmes, c’est une évidence, possèdent. Elles peuvent, comme on dit en espagnol « Marcher et mâcher un chewing gum, en même temps ! ». [Il rit.]

Après ce premier numéro, quand la bannière, un élément fantastique, se déploie sur les étudiantes, le film se met à suivre l’évolution de Julia. Elle commence à rassembler le souvenir traumatisant qu’elle a réprimé ; il lui faut beaucoup de temps pour l’accepter, le reconnaître, et enfin le verbaliser. Pendant les cinq années qu’a duré l’écriture du scénario, nous avons donc identifié les éléments de l’histoire qui pourraient se traduire en numéro musical, et nous avons décidé qu’il ne fallait plus en insérer tant que Julia n’avait pas parlé. C’est l’équivalent de 50 pages de script ! Bien qu’il y ait une règle en comédie musicale qui veuille qu’il y ait un numéro chanté au minimum toutes les 15 minutes pour que les gens n’oublient pas le genre du film qu’ils regardent, nous nous sommes dit : « Laissons-les oublier, faisons-les attendre ! ».

Quelques éléments révèlent tout de même que nous ne sommes pas dans le territoire du réalisme social : les personnages marchent de manière grotesque, ils parlent en rimes… On sent que la musique arrive, mais elle n’éclate que lorsque Julia verbalise le viol dont elle a été victime. Dès qu’elle réussit à l’exprimer, le film devient pleinement musical, par la grâce du genre (il y a bien une cinquantaine de minutes de numéros musicaux les uns après les autres). C’est à partir de ce moment aussi qu’elle devient le centre du film, non parce qu’elle était le centre de l’histoire en réalité, mais parce que c’est une expérience subjective.

Musical Avenue : Puisque la vague est un film musical, étiez-vous inspiré par la musique que vous deviez mettre en scène, ou la musique était-elle composée en fonction des images que vous souhaitiez intégrer ? Dans quel sens avez-vous travaillé ?

Sebastián Lelio : Nous savions qu’il fallait que chaque numéro ait sa propre identité. Il y a en a 13 au total : la bannière, l’ascenseur avec les miroirs… Chacun d’eux possède quelque chose qui le rend particulier, toujours en lien avec le moment de l’histoire qu’il représente.

Au début, nous n’avions pas la musique, juste des paroles très maladroites. Et de la même manière que je n’ai jamais eu pour projet d’écrire seul (je voulais cocréer avec des femmes), le musicien avec lequel je travaille, Matthew Herbert (j’ai fait cinq films avec lui), s’est dit : « Je ne peux pas faire ce film seul, puisque je suis un homme. Appelons dix-sept compositrices chiliennes, et travaillons ensemble ! » C’est comme ça que nous avons trouvé les mélodies, ça a été notre solution musicale. Elles proviennent de compositions de femmes, et peuvent également être vues comme des interprétations des thèmes qu’explore le film à travers leurs propres expériences.

Musical Avenue : Vous dites qu’il n’y a pas de tradition de comédie musicale au Chili. Y a-t-il cependant des films musicaux qui vous ont marqué, ou éventuellement influencé, pour faire La Vague ?

Sebastián Lelio : Je ne suis pas un mordu de comédie musicale, comme on dit, mais j’aime le cinéma. J’adore explorer les différents genres cinématographiques, et faire une comédie musicale a toujours été un rêve pour moi.
Le film musical qui a marqué ma vie, car j’étais jeune adulte lorsqu’il est sorti, c’est Dancer in the Dark [Lars Von Trier, 2000]. Il est extraordinaire. Et c’est aussi l’une des dernières comédies musicales véritablement moderne de notre époque, car depuis, à quelques exceptions près, les spectacles et films musicaux se basent surtout sur la nostalgie d’une époque révolue. Je n’ai jamais aimé cette approche, comme s’il s’agissait de quelque chose qui était superbe dans le passé mais qui n’existe plus. Je me suis toujours demandé pourquoi on n’adaptait pas le genre au monde d’aujourd’hui. Dancer In The Dark tentait de changer les choses, de présenter un nouveau modèle, et je n’ai pas retrouvé cela dans les films musicaux dernièrement.

Musical Avenue : À quel film pensez-vous par exemple ?

Sebastián Lelio : La La Land [Damien Chazelle, 2016]. C’est un film très bien fait, mais complètement pro status quo. Je trouvais qu’il y manquait l’esprit rebelle, l’insolence des comédies musicales que l’on peut retrouver au théâtre. La Vague rend hommage à la tradition américaine, son esthétique de la splendeur, son espièglerie. Et aussi, je pense, à Jacques Demy, à travers cette joie, ce composant festif qui célèbre la vie malgré les sujets que l’on aborde. C’est un acte de foi, au cinéma comme dans la vie. J’aime cela. D’ailleurs, le dernier plan du film, lorsque la caméra se place au-dessus des personnages sur lesquels tombe la pluie, c’est le plan du générique d’ouverture des Parapluies de Cherbourg !

Musical Avenue : Comment avez-vous songé à ce titre tellement imagé et symbolique, "La Vague", qui sert dans le film de formidable métaphore filée ?

Sebastián Lelio : Nous avons cherché un titre pendant des années ! La Vague [La Ola, en VO] a toujours été le plus réussi. Il y a une musicalité au mot, en espagnol. C’est très mélodieux, tout en rappelant les vagues du féminisme.

Il évoque aussi aussi une force de la nature, un tsunami qui approche et submerge tout. Soit on fuit, soit on s’adapte. C’est pour cela qu’on l’a choisi.

Musical Avenue : L'emploi du rouge et du bleu est très significatif, dans le film. Y a-t-il un autre artifice dont vous avez usé pour illustrer de manière moins évidente ce qui se passe dans le scénario ?

Sebastián Lelio : En interrogeant de nombreuses personnes ayant pris part à l’occupation des universités, nous avons appris qu’elles avaient un code secret, qui comprenait le mot « pluie ». C’est pour cela qu’on l’a utilisé. Mais si vous ignorez, comme tout le monde, la signification du mot lors des événements réels, il devient assez poétique. La pluie devient un autre moyen pour l’eau d’envahir l’espace…

Musical Avenue : Vous avez dit dans une interview que votre séquence favorite était celle où l’on entrevoit le futur de Julia, après le ‘procès’ dans l’université. Pourquoi avez-vous choisi cette scène en particulier, parliez-vous d’une préférence technique, symbolique, ou des deux ?

Sebastián Lelio : Je trouve que cette séquence est très douloureuse dans le film, parce qu’elle représente la manière dont une femme perd toujours, quel que soit le verdict.

Une chose qui s’est confirmée en co-écrivant le film avec mes amies, c’est le simulacre de justice. Parfois il arrive que la justice soit équitable, mais au quotidien, l’expérience prouve que les femmes sont toujours perdantes, et cela me semble terriblement injuste. C’est mon amie Paloma [Salas] qui a eu l’idée du flashforward [ndlr : procédé filmique qui permet d’entrevoir ce qui se passera après les événements auxquels on assiste], qui nous présente ce qui se passera dans le futur. J’ai trouvé l’idée brillante. Et ce plan… C’est l’un de mes favoris. Le numéro s’appelle « Clameur », lorsque Julia sort de l’université et que la ville l’attend à l’extérieur. Les gens, masqués, dansent ; les policiers, les nonnes… tous acclament Julia. C’est la folle célébration de sa victoire, qui, on le sait, lui a coûté si cher ; le peuple la soulève alors, comme s’il allait la crucifier… J’ai tourné en plan séquence [ndlr : lorsque la scène est tournée sans coupe ni montage, en une seule fois], il a fallu près d’une journée de tournage pour réussir la scène – il y a au moins 400 personnes dedans. Je me suis senti très soulagé quand ça a fonctionné.

Sebastián Lelio ; cinema ; Chili ; comédie musicale ; politique

Musical Avenue : Ryan Heffington, votre chorégraphe, a travaillé sur La Vague en suivant un principe qui reflète parfaitement le sujet de votre film : « Tout le monde peut danser ». Sachant cela, comment avez-vous fait le casting. Avez-vous choisi vos actrices et acteurs pour leurs habilités en chant et danse, ou n’était-ce pas le plus important à vos yeux ?

Sebastián Lelio : Pendant le casting, on remplissait des colonnes ! Danse, de 1 à 5 : 4. Jeu : 5. Chant : 4. Okay, on la prend ! Il y avait celles qui ne savaient pas danser, mais jouaient très bien… Il fallait trouver un moyen de les départager. Les 5-5-5, elles étaient prises sans réfléchir !

Musical Avenue : Il y a une phrase qui résonne, dans le film « La voix c’est du vent, et rien d’autre. ». C’est ouvert à interprétation, de manière positive ou négative -il est essentiel de parler, mais il peut en résulter une simple brise au lieu de l’ouragan désiré. Quel est votre point de vue, comment l’interprétez-vous ?

Sebastián Lelio : L’un des thèmes du film c’est la voix. Le pouvoir de la voix pour exprimer qui l’on est, pour partager une expérience douloureuse, et le faire politiquement. On joint sa voix à celle des autres et naît alors la puissance des voix unifiées. Mais il y a aussi celle d’une voix qui ment, qui contredit celles des autres… Des deux côtés, il existe un pouvoir, alors la grande question, c’est qui prend le contrôle de l’histoire ? Qui aura le dernier mot ?

La Vague, c’est aussi l’histoire d’une chanteuse en devenir ; et à la fin du film, c’est comme si une artiste était née. Quand Julia chante on comprend qu’elle a trouvé, comme sa professeure lui suggérait, une nouvelle manière de chanter. « Ta voix doit être le son de la défaite. », c’est ce qu’elle dit. C’est ça, l’Art. Ce son, c’est celui de la défaite face au désir d’atteindre la beauté. Vous pouvez juste montrer la tentative pour le faire : c’est véritablement là que réside la beauté. Vous découvrirez au passage votre propre chemin, votre manière de chanter… D’une certaine façon, la fin du film, avec la note tenue et les chewing-gums qui explosent est liée à cette idée : Julia apprend à être une artiste. Et le film offre un moment temporaire, insuffisant, de fantastique, de rêve : un instant de justice imaginaire.

Musical Avenue : Vous mentionnez la dernière scène, qui ressemble beaucoup à celle d’Une Femme Fantastique (2017), puisque Julia et Marina y chantent. Avez-vous des affinités musicales, pour avoir choisi ces fins ?

Sebastián Lelio : Je suis un mélomane, mais je n’ai jamais étudié la musique. Elle a toujours un très grand rôle dans mes films. Avec La Vague, c’était la première fois que je faisais une comédie musicale, alors j’ai beaucoup appris. J’ignorais par exemple qu’il fallait associer script et partition. En tournant, il nous arrivait de demander à ce que l’on ajoute plus de notes entre les segments 17 et 18 de la partition, parce qu’il fallait plus de temps au personnage pour arriver à la porte ! Le monteur prolongeait alors la chanson directement sur le plateau pour que l’on puisse filmer correctement en fonction de l’espace et des corps. C’était un processus toujours en mouvement. Plein de vie et de vérité.

Musical Avenue : Il y a un moment saisissant, après le superbe numéro qui pourrait être le climax du film que j’appellerai « Le Matelas », où vous brisez le quatrième mur. C’est un effet très « Nouvelle Vague » -ce qui est intéressant à la fois en termes de sémantique et de symbolique. Pourquoi avez-vous choisi de rompre la narration de cette manière ?

Sebastián Lelio : Je suis content que vous mentionniez la Nouvelle Vague, car c’est tout à fait ça. L’une des choses que j’aime le plus à propos de la Nouvelle Vague, ce sont ces plans meta. Comme l’ouverture du Mépris [Jean-Luc Godard 1963], qui est l’une de mes scènes préférées au cinéma. J’aime aussi énormément ce genre de plan chez Truffaut.

Je pense qu’aujourd’hui nous avons conscience que tout est récit. Que ce soit l’argent, un pays, nous-mêmes… Les idéologies sont des histoires, les religions aussi… Peut-être sont-elles vraies, mais cela n’est pas établi. Il est donc très important de trouver des moyens de montrer que tout cela n’est qu’artifice. Nous avons un rôle politique à jouer, ici. Il ne faut pas être hypnotisé. Réveillons-nous. Il s’agit d’apprécier le cinéma, et la célébration de cet art, mais aussi de réfléchir. Comment nous positionnons-nous ?

Musical Avenue : Cela rejoint la prochaine question que je voulais vous poser. Après la sortie d’Une Femme Fantastique, pour lequel vous avez remporté un Oscar, votre actrice, Daniela Vega, est devenue la première femme transgenre à présenter la cérémonie. Pensez-vous que La Vague aura un tel retentissement ?

Sebastián Lelio : Je ne pense pas que le film aura le même impact, car je crois que le politiquement, le pendule du monde a trop viré vers l’extrême-droite. Il y a certaines personnes qui ne veulent pas voir le film, point. Ils ne veulent pas entendre parler du sujet, et refusent d’en discuter. Je pense donc que le film trouvera son chemin, et son public, mais dans un plus grand laps de temps. À cause d’un certain rejet vis-à-vis des femmes. Bien que ce soit fait d’une manière plutôt légère, nous les avons représentées comme des êtres pensants, non sexualisés ; La Vague parle des femmes, à multiples niveaux. Et cela aussi, crée une résistance. Très forte, à ma surprise. J’étais naïf de penser que cela n’arriverait pas. Mais j’ai le sentiment que le film est fait pour durer.

Musical Avenue : Pensez-vous quand même que le travail d’auteurs comme vous aura un jour un impact sur la société ? qu’il permettra de sensibiliser les gens ?

Sebastián Lelio : Je crois que l’art, quand il est réussi, a toujours été d’une manière ou d’une autre une façon d’éveiller les consciences. Réveillons-nous. Ce cri est plus urgent aujourd’hui que jamais. Je sais qu’il y a de nombreux artistes qui travaillent en ce sens.

Musical Avenue : Etes-vous déjà en train de travailler sur un nouveau projet ? Pensez-vous aborder les mêmes problématiques ?

Sebastián Lelio : Je travaille en ce moment sur de bons problèmes. Les bons problèmes sont de robustes problèmes. Mais je ne sais pas encore quel film sera celui qui prendra forme par la suite…

Image de Marie Laugaa

Marie Laugaa

Tombée dans la comédie musicale en même temps que le cinéma, avec mes premiers films -Le Magicien d’Oz, Les Demoiselles de Rochefort, et Disney, évidemment-, la révélation se fait lorsqu’à 12 ans je découvre la version scénique du Passe-Muraille mise en musique par Michel Legrand. Puis Notre-Dame de Paris finit de me rendre addict… Quelques années plus tard, c’est Londres, Le Roi Lion, et ses théâtres à perte de vue : un coup de foudre instantané ! Côté français, le Vingtième Théâtre devient mon QG, les événements Diva ma fête nationale, mais le genre reste encore assez confidentiel… Depuis, bonheur !, on ne compte plus les productions, la comédie musicale ayant enfin commencé à débarquer en fanfare si méritée. Allez, on se fait plaisir et on en discute ?
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