Critique : « Singin’ in the rain », au Théâtre du Châtelet

Temps de lecture approx. 9 min.

Il est 23h00 dans la capitale. La foule des spectateurs du Châtelet se disperse en fredonnant joyeusement, certains en sautillant dans d’imaginaires flaques d’eau. Ils sont venus en famille, parisiens de tous âges, pour voir l’adaptation scénique de Singin’ in the rain, le chef d’œuvre de Stanley Donnen, immortalisé au cinéma par Gene Kelly en 1952. Après Londres (1983 et 2000) et Broadway (1986), celle-ci est la quatrième adaptation. Commandée par Jean-Luc Choplin — l’homme qui a réussi à faire du temple de l’opérette un centre de création mondiale de comédie musicale – l’œuvre restera à l’affiche du 13 au 26 mars et reprendra pour les fêtes de Noël, du 27 novembre au 15 janvier 2016

"Chantons sous la pluie" à Paris

Composée par Nacio Herb Brown pour la musique et Arthur Reed pour les paroles, Singin’in the rain est remarquable surtout pour ses numéros chantés / dansés. Certes Nacio n’est pas Gerschwin. Sa musique est parfois guimauve. Surtout les airs sentimentaux, du genre "You are my lucky star". Mais sa chanson phare, "Singin’ in the rain" (qui a donné à Gene Kelly son plus inoubliable solo), est un monument de l’âge d’or de Broadway et demeure totalement irrésistible en 2015. Même chose pour trois autres numéros dansés/chantés, "Make’em laugh !", "Good Mornin’!" et"Moses supposes", une désopilante leçon de diction accompagnée d’un numéro foudroyant de claquette.

 

 

Pour les quelques ermites vivant au fin fond de la Sibérie, n’ayant jamais entendu parler du film culte de Gene Kelly et ne liront jamais cet article, voici en deux mots l’argument (attention "spoilers"). Deux monstres sacrés du cinéma muet, Don Lockwood (Dan Burton) et Lina Lamont (Emma Kate Nelson) sont confrontés au tsunami du cinéma parlant. Le problème : Lamont est affligée d’une voix criarde et ridiculement haut perchée. Pour sauver le dernier film du duo d’un fiasco certain, le producteur décide de faire doubler Lina. Il choisit pour ce faire Kathy Selden (Claire Halse), une débutante dont Lockwood est amoureux. Le soir de la générale le film fait un triomphe et le public en délire exige que Lamont rechante en « live ». Kathy Selden est placée derrière le rideau tandis que la star mime les paroles en play-back. Au milieu du morceau Lockwood lève le rideau révélant la supercherie. Lamont est finie. Kathy connait la gloire et peut enfin vivre son amour avec Don au grand jour. Tout est bien qui finit bien.

 

 

Plus qu’aucun autre musical, la magie de Singin’ in the rain repose sur un enchaînement de numéros chantés / dansés plus éblouissants les uns que les autres qui permettent aux quatre rôles principaux (Don, Lina, Kathy et le meilleur ami de Don, Cosmo Brown) de briller et de montrer toute l’immense palette de leurs talents. Ces numéros sont d’autant plus attendus par le public que, grâce notamment à Youtube, il les connaît par cœur, jusque dans leur moindre nuance. Les deux principaux interprètes masculins, Dan Burton et Daniel Crossley ne font oublier ni Gene Kelly, ni Donald O’Connor ! On ne peut pas le leur reprocher. Fatalement lorsqu’un film précède une version scénique, on compare. Et en dépit du talent du metteur en scène qui ici est immense, une production scénique peine à rivaliser avec un film. Pour autant, il faut rendre hommage au canadien Robert Carsen pour sa mise en scène très cinématographique, magnifiquement épaulée par des décors signés Tim Hatley. Carsen est non seulement un habitué du Châtelet, où il a dirigé Candide et My Fair Lady, mais aussi un invité de toutes les grandes scènes d’opéra du monde.

Toute la troupe est britannique. Le spectacle est en anglais sous-titré. Robert Carsen aurait auditionné des comédiens français, mais selon lui il n’existe pas en France d’école capable de former des jeunes à la fois dans les trois disciplines nécessaires : comédie, danse et chant. Soulignons que les vedettes de la troupe sont des danseurs étoiles, doublés d’acrobates. Rendons hommage au talent de Dan Burton (Gene Kelly). Pardon ! (Don Lockwood). En tant qu’artiste de comédie musicale, il est "just terrific" ! Il danse avec la grâce d’un ange et l’élégance d’un prince. Sa voix est belle, puissante, parfaite. Peut être un peu trop …parfaite. Dans Singin’ in the rain, je l’avoue, j’attendais… le clin d’œil à Gene, cette petit fêlure vocale, vaguement réminiscente d’un yoddle, quand il chante : "…and I’m ready for love". J’ai sans doute tort, mais elle m’a manquée. Quoi qu’il en soit, Dan Burton est taillé pour le rôle, et le public de la générale l’a ovationné à juste titre tandis qu’il virevoltait au dessus et dans les flaques d’eau.

 

 

Le deuxième rôle masculin, celui de Cosmo Brown, joué dans le film par Donald O’Connor, a été confié à un jeune danseur Daniel Crossley. Son numéro phare, "Make’em laugh !" est tout simplement la prouesse le plus incroyable de toute l’histoire de Broadway, car c’est un numéro de clown délirant qui demande des capacités physiques hors du commun. Donald O’Connor dans le film de Stanley Donnen, réussit cet exploit de nous faire tellement rire à la fois à cause de la chorégraphie pleine d’imprévus et d’humour, qu’on en oublie l’exploit athlétique. Ce n’est pas le cas avec Daniel Crossley qui stupéfie plutôt par la performance physique mais qui reste néanmoins bluffant.

Clare Halse, qui incarne Kate Selden, danse avec tant de grâce, de fluidité et d’esprit, qu’on oublie ses petites cuisses charpentées (et non pas de nymphe) et qu’on ne fait même plus attention à sa voix pourtant fort belle. Mais ses scènes de ballet et ses nombreux duos dansés avec Dan Burton sont un festin pour les yeux. 

 


Kathy, Don et Cosmo dans le célébrissime numéro "Good Mornin’ !"

 

Emma Kate Nelson (la déplorable Linda Lamont), dans la peau de la star affligée d’une voix de crécelle et jalouse de sa doublure, livre un sacré numéro de comédienne. Son seul numéro chanté, "What’s wrong with me", est un morceau de bravoure. D’ailleurs, tout au long de la pièce son personnage prend de plus en plus d’épaisseur, à tel point qu’elle en devient presque sympathique. On est tenté de se demander si elle ne va pas finir par triompher de sa rivale Kathy et réussir à lui imposer de rester dans l’ombre. Cela aurait pu être une façon de surprendre le public, inventer une autre fin ?

Parmi les seconds rôles, Jennie Dale, campe un professeur de diction surprenant. Elle est censée apprendre à Lina Lamont à parler avec l’accent shakespearien (pari évidemment perdu d’avance). Mais surtout, au rique d’être politiquement incorrect, notons que Jennie Dale doit peser dans les 85 kilos. Or le chorégraphe, Stephen Mear a eu l’audace de l’inclure dans le numéro dansé / chanté par Lockwood et Cosmo Brown "Moses supposes". Quand, avec sa silhouette consistante et ses solides guiboles, Jennie Dale les rejoint et se met à danser les claquettes avec la légèreté d’une libellule qui aurait passé sa vie dans les coulisses de Broadway, le public est sidéré. Son numéro est ce qu’on qualifie dans le langage de la scène un « showstopper » (en français : l’actrice fait tellement sensation que, pendant un court instant, un ange passe). Sa façon de bouger est tellement sidérante qu’on se demande si sa silhouette n’a pas été trafiquée pour rendre son rôle plus détonnant. Mais non ! Au moment du salut, elle n’a pas retiré de coussins entourant sa taille, et elle a été saluée par une explosion de bravo.

 


Daniel Crossley, Jennie Dale et Dan Burton dans "Moses Supposes"

 

Bref, le spectacle du Châtelet est bourré de trouvailles inattendues et de moments artistiques délicieux. Comme d’habitude, Jean-Luc Choplin a réuni les plus grands talents du moment. Outre Robert Carsen dont la réputation n’est plus à faire, l’anglais Gareth Valentine à la tête du merveilleux orchestre de Paris, le chorégraphe Stephen Mear, Tim Hatley pour les décors, Anthony Powel pour les costumes, et Giuseppi di Iorio pour les lumières, tous sont parmi les meilleurs professionnels du monde. Singin’ in the rain 2015 est un divertissement réjouissant, enlevé et optimiste. Une denrée précieuse dans une époque morose. Après la création scénique de Un Américain à Paris, la nouvelle production de comédie musicale du Châtelet s’annonce comme un autre grand succès !

Crédit photos : Marie-Noëlle Robert pour le Théâtre du Châtelet


Singin’ in the rain, de Stanley Donnen

Au Théâtre du Châtelet
1 Place du Châtelet
75001 Paris
 
Du 13 au 26 mars, puis du 27 novembre 2015 au 15 janvier 2016


Musique : Nacio Herb Brown  ; Livret : Betty Comden et Adolph Green ; Paroles : Arthur Freed ; Choréographie originale : Gene Kelly et Stanley Donen ; Mise en scène : Robert Carsen ; Chorégraphie scénique : Stephen Mear ; Direction musicale : Gareth Valentine ; Costumes : Anthony Powell ; Décors : Tim Hatley ; Dramaturgie : Ian Burton ; Lumières : Robert Carsen et Giuseppe di Iorio
 
Distribution : Don Lockwood (Dan Burton) ; Cosmo Brown (Daniel Crossley) ; Kathy Selden (Clare Halse) ; Lina Lamont (Emma Kate Nelson) ; R.F. Simpson (Robert Dauney) ; Professeur de diction et Dora Bailey, la journaliste (Jennie Dale) ; Roscoe Dexter (Matthew Gonder) ; Rod et Tenor (Matthew McKenna) ; Zelda Zanders (Karen Aspinall)
 
Ensemble : Gaby Antrobus, Imogen Brooke, Jessica Buckby, Hanna Cauchi, Matthew Cheney, Matthew Whennell-Clark, Molly- May Gardiner, Joshua Lay, Philip Marriott, Ross McLaren, Camille Mesnard, Alice Mogg, Jo Morris, Gary Murphy, Annabel O’Rourke, Pablo Pena, Romain Rachline, Pippa Raine, Emma Scherer, Édouard Thiébaut, Stuart Winter
 
Dans la fosse : Orchestre de Chambre de Paris
Chef de chant : Stéphane Petitjean
 

 

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