Mon royaume pour une pièce musicale ! Si ces mots sont (vaguement) empruntés à Richard III, c’est en réalité Hamlet que Musical Avenue a eu la chance de découvrir en ce mois d’avril. Un Hamlet bien particulier, mêlant la pièce de William Shakespeare à la musique de l’album Hail to the Thief de Radiohead, réorchestré pour l’occasion par le leader et chanteur du groupe, Thom Yorke. Si cette mise en scène moderne et surprenante est susceptible de ne pas plaire à tous (les allergiques au groupe en premier lieu), elle a fait carton plein pour nous !
!! Attention !! pour qui n’a pas lu/vu Hamlet, l’article est plein de spoilers…
Hamlet Hail to the Thief, une ‘comédie musicale’ ?
Ce n’est pas la première fois que le monde de la comédie musicale rencontre Hamlet ; ainsi dès 1967, les paroles des chansons de Gerome Ragni et James Rado pour Hair reprennent par deux fois les soliloques du célèbre prince danois (dans « What A Piece of Work is Man » et « The Flesh Failures »).
Seulement peut-on également parler de ‘musical’ pour présenter cet audacieux Hamlet Hail to the Thief, proposé par Factory International en coproduction avec la Royal Shakespeare Company et mis en scène par Christine Jones et Steven Hoggett ? La question se pose, car jamais, il est vrai, vous n’entendrez les personnages entonner les airs de l’album éponyme de Radiohead, à une (mémorable) exception près. La musique n’y est pas non plus une manière de faire avancer l’intrigue.
Cependant, il est clair que sans elle, cet Hamlet n’existerait pas : sa présence tout à la fois sombre, inquiétante, violente, conditionne complètement l’atmosphère ; il suffit de s’installer dans la salle et d’en entendre les notes lancinantes pour en être convaincu. Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, et c’est incontestable alors que la pièce n’a même pas encore commencé…

Shakespeare & Radiohead : une rencontre au sommet
Si, devant cette représentation, il paraît évident que Radiohead et Shakespeare étaient faits pour se rencontrer, il aura fallu pour cela l’intervention de la visionnaire Christine Jones, qui établit un rapport immédiat entre l’album Hail to the Thief qu’elle écoute pour la première fois en 2004, et la pièce du poète élisabéthain, Hamlet (tiens donc…), sur laquelle elle travaille alors. En effet, le texte seul possède intrinsèquement quelque chose de musical, à travers sa rythmique et les nombreuses répétitions de mots faites par les personnages… et des thèmes semblent trouver écho d’une œuvre à l’autre, malgré leurs 400 ans d’écart : humanité désabusée, amour du pouvoir, corruption… et difficulté à comprendre et conserver son intégrité morale face à ces états du monde.
Il faut dire qu’un album qui débute avec la phrase « Es-tu à ce point rêveur que tu remettrais de l’ordre dans le monde » (‘Are you such a dreamer To put the world to rights’), et où se retrouvent les thèmes du sommeil, des songes, d’une menace impalpable… présente involontairement le parfait support aux rêveries sombres et hallucinées du plus célèbre prince du Danemark…
C’est pourquoi Christine Jones se décide à exposer son idée à Thom Yorke, près de vingt ans plus tard, en 2022. Le chanteur n’est pas forcément emballé au départ, la musique et Shakespeare ne pouvant s’associer dans son esprit… « Ce serait un sacrilège ». Mais l’idée ne le quitte plus, et l’esprit rock’n roll finit par prendre le dessus : « Seulement je suis toujours partant pour un brin de sacrilège ! ». Hamlet Hail to the Thief, c’est donc lancé !

Un véritable patchwork artistique
Tandis que Christine Jones effectue des coupes substantielles dans le texte (ne serait-il pas là, le sacrilège, pour certains ?!) afin de le ramener à l’essentiel -et raccourcir la pièce de deux bonnes heures tout de même-, Thom Yorke dissèque les morceaux de Hail to the Thief pour les remanier, en amalgamant des fragments comme « des bris de verre, recollés ensemble ». Il est vrai qu’il y a quelque chose de crissant dans les compositions du chanteur, qui correspond parfaitement au drame shakespearien, le matérialisant sous une autre forme.
C’est pourquoi, sans la musique de Radiohead, la production dont nous parlons n’existerait tout simplement pas ; les morceaux forment une composante essentielle de cette représentation, qui fait la part belle à de saisissants moments de pure chorégraphie.
Ici, les déplacements et rencontres des personnages sont minutieusement orchestrés, et combats, amour, fêtes, enterrements… tout s’y danse. Evidemment, nous sommes loin de l’entrain des arrangements de Hair, le groupe Radiohead n’étant pas particulièrement connu pour donner la pêche – plutôt le contraire. Les chorégraphies sont donc tout sauf pétillantes, participant savamment du malaise ambiant.
Le travail de Steven Hoggett s’inspire d’ailleurs des mouvements instinctifs de Thom Yorke sur scène lors de ses concerts ; les gestes des personnages ne racontent donc pas l’histoire : ils transmettent les émotions, non un discours ou une technique. Ainsi, le jeune Hamlet (Samuel Blenkin), sorte de transfuge de la Britpop, croisement improbable entre Thom Yorke et Liam Gallagher, fébrile, halluciné, débute la pièce en se grattant tel un junkie soulageant des blessures invisibles (?), pour finir tel un fantôme, vidé de sa substance et hanté par le désir de vengeance… Sa promise, Ophélie (Ami Tredrea) quant à elle, lève de plus en plus régulièrement les bras au ciel, dans une expression muette de défiance, de détresse et de folie grandissante…
Les choix visuellement interpellant sont donc nombreux, en particulier lorsqu’Hamlet tue par mégarde Polonius, père d’Ophélie et de Laërte. Il déplace alors le corps, qui se tient debout dans la mort, en le soutenant délicatement par l’arrière de la tête, à la manière d’une poupée de chiffon désincarnée -ou des célèbres crânes qu’il manipule au cours du drame.
Cette conception particulière de la mise en scène, dans laquelle les postures et gestes expriment plus qu’ils ne racontent, Thom Yorke l’embrasse complètement lorsqu’il compose la nouvelle version de Hail to the Thief : sa partition aussi se doit de ne pas illustrer l’intrigue, mais juste en traduire le ressenti.
Et c’est réussi !!!
Hamlet Hail to the Thief, une rêverie hallucinée
Il faut imaginer… un plateau assez dépouillé, où la musique est partout. Un fond de scène, superbe, reprenant la construction désordonnée de l’artwork de l’album Hail to the Thief, la couleur en moins, forme une façade composée d’un entassement de haut-parleurs et de cadres de fenêtres sombres et vides, à la base de laquelle (belle métaphore !) se dissimule l’orchestre. Deux chanteurs, un homme et une femme, se tapissent dans les alcôves des fenêtres.
Ce décor unique, sombre et inquiétant, nous plonge dans un monde quasi dystopique sans pour autant tomber dans l’écueil de resituer l’action. De longs manteaux noirs, tous semblables, sont suspendus dans le vide, et s’envolent à l’arrivée des personnages, pour leur retomber dessus à la fin de la pièce, comme s’ils étaient enfin démasqués (au sens propre comme au figuré, puisque les comédiens se relèvent de leurs morts fictives pour le salut sur « A Wolf At the Door »…).
Tout au long de l’intrigue, la façade du fond de scène se trouve en proie aux éléments grâce à un très bel effet de mapping : fumée, feu, vent, eau… elle vacille, s’effondre, est réduite en cendres, miroir du royaume et des esprits qui chancellent.
Au sol, quelques amplis délimitent l’espace, servant parfois de marchepied aux personnages qui tentent de s’imposer, de se donner une contenance ou de l’importance en les escaladant…
Seul un éclairage blanc, froid, agressif, découpe l’espace de ce monde noir comme l’âme humaine, où il n’y a de couleur qui subsiste que le rouge sang : des raies de lumière provenant des fenêtres découpent crûment l’espace, tandis qu’un carré lumineux au sol tantôt ring, tantôt scène, parfois tombeau, délimite les frontières des affrontements physiques et moraux.
Dans cet univers, les personnages de la pièce, interprétés sans fausse note, se débattent face à leurs démons. La sourde menace de la folie rampante est accentuée par la refonte du texte, où les répétitions déjà présentes dans l’œuvre, sont amplifiées, démultipliées. Ainsi, lorsque Hamlet entame son plus célèbre soliloque ‘Être ou ne pas être… ‘, il avance lentement vers Ophélie, à qui il s’adresse alors! Ce monologue est repris par cette dernière -ajout audacieux-, après qu’elle ait entonné la seule chanson diégétique de la représentation (un chant existant dans le texte, c’est à noter, sauf que ce n’est évidemment pas « Sail to the Moon » de Radiohead…). ‘Être ou ne pas être, telle est la question’ : une folle litanie, aussi, une vérité impossible à soutenir ou à ignorer, que répète Ophélie avant de sombrer dans la mort. Un refrain aux accents de désespoir repris une dernière fois à la fin de la pièce par Horatio (Alby Baldwyn) face à la mort de son meilleur ami, Hamlet.
La mise en scène de la mort d’Ophélie est sidérante, l’hécatombe du dernier acte également. On le doit à la force des mots, bien sûr, mais également, et surtout, à la musique qui intensifie violemment les séquences dramatiques, prenant parfois le pas sur tout le reste.
Une expérience inédite
Vivre ce Hamlet, c’est véritablement expérimenter la concrétisation du désir initial de la metteuse en scène Christine Jones « Que pouvons-nous montrer, que pouvons-nous faire entendre, plutôt que d’avoir à tout dire ? »
Impossible de rester passif, le spectateur est constamment secoué, sollicité… car le texte et la musique, loin de toujours s’accorder, créent par leurs discordances ou leurs échos une expérience sensorielle et émotionnelle unique. Il arrive que le texte soit interrompu, remplacé par la musique, qui pallie alors au silence. À l’inverse, de temps à autre, c’est la rythmique qui empiète sur les mots, et l’on se prend à plonger dans la musique jusqu’à en oublier d’écouter le dialogue…
Les nouveaux arrangements de Thom Yorke mettent d’ailleurs parfois volontairement l’accent sur la disharmonie des voix, exacerbant le ressenti. Par exemple, lorsqu’Hamlet apprend l’assassinat de son père par son oncle, la version de ‘2+2=5’ qui résonne alors est complètement dissonante, et une phrase prononcée sur des notes montantes dans l’album de Radiohead sera ici chantée en descendant vers les graves. Quelle manière efficace de susciter à la fois un sentiment d’étrangeté (pour qui connaît l’album), et de menace sourde, tout en formant la parfaite métaphore auditive de l’effondrement du royaume qui s’annonce ! La musique transcende également le funeste combat entre Laërte et Hamlet à travers les séquences répétitives, presque hypnotiques, de « Sit Down. Stand Up », qui s’intensifient frénétiquement jusqu’à l’asphyxie. (Un avertissement, d’ailleurs : n’espérez pas d’entracte ; ici on sombre dans la folie, le malaise et la mort sans respiration.)

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Ah, c’est vrai qu’on ne rit pas beaucoup, devant Hamlet Hail to the Thief, mais que d’émotions l’on vit !
Chorégraphies et (superbe) composition musicale sont donc ici aussi importantes que l’immense pièce séculaire du grand Will : elles la transcendent, l’interrompent, l’élèvent, la noient, l’assènent… et cet étrange rapport de force entre texte, action et musique exalte l’intensité dramatique en la rendant absolument palpable. Grâce à ce parti-pris, la représentation de cet Hamlet revisité n’est jamais figée par l’écrit ; elle déplace, interpelle, fait frissonner ou émeut aux larmes constamment… C’est définitivement une expérience à vivre, pour qui aime Radiohead ou Shakespeare -et n’est pas réfractaire à des lectures plus modernes et radicales des classiques-, ou pour les curieux, tout simplement. On rêverait (oui, nous aussi on s’y met) de voir cette saisissante production débarquer un jour en France. En attendant, sus à l’Angleterre !
Spectacle à retrouver au Royal Shakespeare Theatre -Waterside, Stratford-upon-Avon CV37 6BB. Du 4 au 28 juin 2025
https://secure.rsc.org.uk/events/hamlet-hail-to-the-thief?enddate=2025-07-01&queueittoken=e_safetynetwaitingroom~ts_1747385086~ce_true~rt_safetynet~h_2aae8f70f3428ad907c5ce32461a44c25b478526193ede50e016fdea574790c2