De Mais quelle comédie ! jusqu’au spectacle Les Serges, la Comédie française tournait autour de la comédie musicale sans jamais se confronter pleinement à ce genre. Avec sa nouvelle production de L’opéra de quat’sous, c’est chose faite : les comédiens français chantent et dansent et l’assument pleinement désormais !
Wilkommen, Bienvenue dans l’univers de B. Brecht et K. Weill
En entrant dans la grande salle Richelieu, le public trouve un plateau encombré. Aucun rideau ne dissimule le fond de la scène, les éléments de décors éparpillés et le matériel technique apparent donnent le sentiment d’un spectacle encore en cours de montage. Et pourtant non, c’est bien le décor du spectacle. En fond de scène, un comédien est assis à une table de loge alors que le public s’installe. Point de lever de rideau et de noir dans la salle : tout le long de la représentation, le public restera dans une demi-pénombre. Quand on joue du Brecht, on ne s’embarrasse pas de quatrième mur !
Première bonne surprise, les applaudissements du chef d’orchestre : ce soir, la fosse ne sera pas vide et c’est un vrai bonheur d’accueillir l’orchestre du Balcon pour accompagner le spectacle, car rien ne vaut la musique live.
Le spectacle commence par la chanson la plus célèbre du spectacle : « la complainte de Mac la Lame » (« Mack the Knife » en anglais), devenue un standard de jazz. Une chanson sur un personnage qui n’apparaît que plusieurs numéros plus tard, chantée par un personnage qu’on identifiera que longtemps après.
Vous allez assister à une histoire de meurtre, de cupidité, de corruption, de violence, de manipulation, d’adultère et de trahison…
L’opéra de quat’sous se passe dans le milieu du crime londonien, sur fond de couronnement royal. Jonathan Jeremiah Peachum (Christian Hecq) est un homme d’affaires accompli : il loue des coins de rues à des mendiants en échange d’une partie de leurs recettes. Il est marié à Célia Peachum (Véronique Hecq), qui présente un certain penchant pour la bouteille et un tempérament bien trempé.
Leurs affaires sont prospères jusqu’au jour où leur fille, Polly (Marie Oppert), épouse secrètement un célèbre bandit : le redouté Macheath ou Mac la Lame (Birane Ba). Ce dernier est un véritable don Juan qui s’évertue à dissimuler à ses conquêtes les autres femmes de sa vie. Pour lui, épouser Polly est un moyen de s’immiscer dans les affaires de Monsieur Peachum.
Ce dernier en a bien conscience et, aidé de sa femme, cherche à compromettre Macheath pour l’empêcher de lui nuire. Manque de chance, le meilleur ami de Macheath est aussi le chef de la police Brown (Stéphane Varupenne). Lorsque la prostituée Jenny la Tripoteuse (Elsa Lepoivre) et Lucy, la fille de Brown (Claïna Clavaron) s’en mêlent, la situation se complexifie encore plus pour Macheath.
Lorsque Bertold Brecht et Elisabeth Hauptmann écrivent cette pièce musicale, ils souhaitent créer un anti-opéra : point de personnages nobles et de mythiques histoires d’amour sur des airs d’envolée lyrique. Ici, l’immoralité règne et les envolées lyriques servent à vanter les plaisirs de la chair. Pour la musique, ils collaborent avec Kurt Weill qui propose une vingtaine de chansons mêlant répertoire populaire, jazz, musiques populaires et lyriques de manière toujours subversive.
La mise en scène de Thomas Ostermeier est une adaptation de la première version de L’opéra de quat’sous, alors que Brecht n’était pas encore converti aux idées du marxisme. Il réécrira à plusieurs reprises le spectacles par la suite en l’adaptant au contexte politique de son temps. Seule petite incartade : l’ajout, à la toute fin du spectacle, d’un épilogue contre le fascisme écrit lors de la 3e réécriture du spectacle après la 2nde Guerre mondiale.
Make ‘em laugh : une œuvre pour rire de la finitude de l’être humain
L’histoire qui nous est racontée a tout pour être tragique : un mariage interdit entre deux amoureux, un père qui veut la mort de son nouveau gendre, lui-même infidèle à sa femme et qui finit sur l’échafaud, trahi par sa maitresse. Sans compter un propos désillusionné sur la nature humaine. Et pourtant… le public rit tout du long ! Thomas Ostermeier a pris le parti de laisser une belle place à l’humour : tous les personnages singent les classes supérieures, celles-là même assises dans le public à les regarder. Des passages improvisés se glissent entre les répliques pour titiller le quatrième mur. Même la scène des tartes à la crème (une idée pourtant vue et revue) ne manque pas de provoquer les rires du public.
Une scénographie osée mais réussie !
La scénographie (signée Magdalena Willi) est superbe autant qu’inattendue. Si le propos du spectacle se déroule au 19e siècle dans un quartier de Londres, le décor s’inspire de la période à laquelle a été écrit L’Opéra de quat’sous, c’est-à-dire les années précédant 1928 : on retrouve des références au constructivisme soviétique, aux collages dadaïstes, aux films de Méliès ou aux mises en scènes de Meyerhold. Une manière habile de rappeler qu’une œuvre ancrée dans le passé peut très bien dialoguer avec le présent même si l’aspect assez moderne peut déconcerter, de même que le choix des micros sur pieds, à l’avant de la scène, où les personnages viennent chanter leurs chansons comme s’ils faisaient un spectacle dans le spectacle.
Les Comédiens français, de futurs triple threat ?
Les interprètes sont surprenants de talents : si Marie Oppert est habituée à ce répertoire chanté grâce à ses expériences dans la comédie musicale (Les Parapluies de Cherboug, Sweeney Todd), la grande majorité des comédiens sur scène vient du théâtre. Cela a représenté plus d’un an de travail pour qu’ils s’approprient cette partition exigeante. Ils s’en sortent avec brio et vont même jusqu’à danser, renforçant le défi que doit représenter cette œuvre pour eux.
On découvre un Christian Hecq et une Véronique Vella irréprochables dans leurs interprétations de M. et Mme Peachum : ils crèvent les planches. Drôles, justes et incarnés, leurs rôles semblent taillés sur mesure.
Benjamin Lavernhe et Claïna Clavaron sont également deux belles révélations de ce spectacle : ils passent du jeu au chant avec une belle maîtrise. Ils interprètent avec conviction et talent des personnages secondaire et marquent le spectateur comme s’ils avaient des premiers rôles.
Une comédie musicale qui vaut la peine d’être découverte
Par sa nature hybride – une œuvre d’opéra qui atterrit dans la plus célèbre salle de théâtre française – ce spectacle a fait couler beaucoup d’encre à sa présentation cet été au Festival d’Aix-en-Provence, car il a de quoi être clivant et déconcertant : trop chanté pour les amateurs de théâtre, pas assez bien chanté pour les amateurs d’opéra… et si c’étaient les amateurs de comédie musicale, les spectateurs capables de surmonter ces frontières absurdes et d’apprécier ce spectacle à sa juste valeur ?
En voyant des numéros comme les inoubliables « Chant des canons » et « le duo de la jalousie » (dont la mise en scène n’est pas sans rappeler Chicago), on ne peut tirer qu’une conclusion : ça y est, la Comédie française a compris ce qu’était la comédie musicale !
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