Quand on pense à une comédie musicale, ce sont souvent les chanteurs, les costumes et les décors qui nous viennent à l’esprit. Pourtant, un élément fondamental de l’émotion musicale est parfois invisible : l’orchestre. Aujourd’hui, nous vous proposons une immersion dans l’orchestre, pour mieux comprendre cet univers méconnu…
Un orchestre sur mesure
Les orchestres de comédies musicales sont spécialement conçus pour servir le spectacle. Contrairement à une œuvre symphonique classique où le compositeur écrit pour des pupitres standardisés, l’orchestration d’une comédie musicale est adaptée à chaque production et fonctionne selon des règles très particulières. Le compositeur ou l’orchestrateur décide des instruments à employer en fonction du style musical (jazz, pop, classique, rock, électro…), du budget et des contraintes techniques.
Il n’est pas rare qu’une même partition existe en plusieurs versions : une pour orchestre complet (généralement lors de la première exploitation du spectacle ou l’enregistrement d’un album), une version réduite pour formation moyenne (pour les productions régionales par exemple), et parfois une version uniquement à base d’instruments électroniques (pour les tournées).
Le spectacle Jesus-Christ Superstar par exemple, existe sous au moins 4 orchestrations différentes :
- Une version symphonique nécessitant une quarantaine de musiciens (pour les concerts exceptionnels)
- La version Broadway d'origine à 18 musiciens
- Une version réduite à 11 musiciens (parue en 1998 pour la tournée anglaise)
- Une version « Rock Combo » à seulement 5 musiciens (pour des petites productions)
A cela s’ajoute d’autres orchestrations intermédiaires, par exemple pour la version Live NBC de 2018 avec une trentaine de musiciens.
Il en va de même pour un très grand nombre de spectacles : Les Misérables, Into the Woods, Company, Chicago, Next to Normal etc.
Comparatif de la première page du conducteur d’orchestre de Jesus-Christ Superstar dans 3 orchestrations officielles différentes
Des musiciens multi-instrumentistes
Dans les fosses de comédies musicales, l’efficacité est le maître mot. Pour gagner de la place et réduire les coûts, on fait souvent appel à des musiciens capables de jouer de plusieurs instruments. C’est particulièrement vrai pour les bois : un seul musicien peut enchaîner une ligne de flûte traversière, puis de saxophone alto, puis de clarinette basse.
Les guitaristes alternent entre guitare acoustique, électrique et parfois mandoline ou banjo. Les percussionnistes jonglent entre batterie, percussions latines, claviers et timbales. Les claviéristes, eux, pilotent souvent plusieurs claviers à la fois avec des centaines de sons préprogrammés.
Certaines doublures sont plus insolites : dans Hadestown par exemple c’est au tromboniste de jouer également les parties de Glockenspiel !
Les musiciens de fosse sont donc de véritables caméléons musicaux : ils doivent être capables de jouer avec la même efficacité dans une grande variété de styles sur plusieurs instruments. Cette exigence artistique demande une grande maîtrise technique, une oreille affûtée et une parfaite réactivité pour s’intégrer à un orchestre où chaque note compte, soir après soir.
Vidéo du bassiste dans la comédie musicale Hamilton qui alterne entre basse électrique, contrebasse à cordes et synth bass.
Réduire l'orchestre : comment font les productions ?
La réduction du nombre de musiciens est une triste réalité dans de nombreuses productions de comédies musicales. Pour y parvenir, les équipes de production font appel à différentes stratégies. L’une des plus courantes est l’utilisation de synthétiseurs capables d’imiter une multitude d’instruments (avec plus ou moins de réalisme) : section de cordes, cuivres, percussions, chœurs, etc. Ces claviers, souvent appelés « keyboards 1, 2, 3… » dans les partitions modernes, sont pilotés par des musiciens spécialisés dans la gestion de sons complexes et superposés. Des programmes conçus pour ces claviers, permettent de changer de sonorité à l’aide de pédales ou tout simplement en actionnant une note spécifique. Ainsi, le claviériste peut passer d’un son de piano à un son de trompette, puis de cymbales en une fraction de seconde !
Vidéo d’un claviériste dans la comédie musicale Spamalot au Théâtre de Paris sur laquelle on peut suivre la partition comprenant une dizaine de sons d’instruments différents (cordes, harpe, basson, hautbois, saxophone baryton, synthés etc.)
Par ailleurs, l’emploi de pistes pré-enregistrées (« backing tracks ») est fréquent. Elles permettent d’ajouter des instruments absents de la fosse tout en maintenant la cohérence musicale. Ces pistes sont généralement synchronisées avec un « click-track » que les musiciens et chanteurs entendent dans des oreillettes, garantissant une exécution parfaitement calée.
Enfin, les orchestrations elles-mêmes sont adaptées. Des arrangeurs musicaux sont engagés pour réduire la partition d’origine tout en conservant son impact. Une ligne de violoncelle peut être reprise par un trombone, un basson remplacé par une ligne de synthé, ou un ensemble de percussions simplifié au strict minimum. Ce travail est un véritable art, visant à compenser l’absence de musiciens sans sacrifier la richesse sonore.
Même si un public novice ne perçoit pas toujours la différence entre une orchestration complète et une version réduite ou partiellement jouée par des synthés, les auditeurs avertis, eux, la remarquent rapidement : le timbre perd en richesse, la puissance sonore diminue, et certaines couleurs orchestrales – notamment les cuivres, les bois ou les cordes – manquent de réalisme. Cela peut impacter la profondeur émotionnelle et la dynamique globale du spectacle, car rien ne remplace la chaleur et la réactivité des instruments joués en direct par des musiciens.
Broadway : le royaume des orchestrations raffinées
Broadway reste une référence mondiale, y compris du côté de la fosse d’orchestre. Historiquement, les productions faisaient appel à des orchestres de 20 à 30 musiciens. Les grands classiques comme The Phantom of the Opera ou Les Misérables en version originale bénéficiaient d’une formation symphonique complète.
Mais la réalité économique a peu à peu réduit les effectifs. Aujourd’hui, de nombreux spectacles emploient entre 10 et 15 musiciens mais malgré cela, l’attachement à la musique live reste fort à Broadway, où les musiciens sont syndiqués et protégés par des conventions collectives imposant un nombre minimal d’instrumentistes selon la taille du théâtre.
West End : qualité et pragmatisme
Le West End londonien suit une logique similaire, avec des orchestres professionnels mais de plus en plus réduits. Certaines productions comme Hamilton ou Six sont pensées dès le départ avec des formations très petites (5 à 8 musiciens), afin de s’adapter à l’esthétique musicale et aux réalités budgétaires.
La technologie y est très présente : logiciels de synchronisation, click-tracks pour les chanteurs, systèmes In-Ear pour tous les musiciens. Le but est de maintenir une grande précision avec un effectif restreint. Toutefois, des productions comme Wicked ou The Phantom of the Opera conservent encore des orchestres relativement fournis.
France : entre modernité et compromis
En France, les comédies musicales « à la française » n’ont pas toujours eu de fosse d’orchestre. Les grands spectacles des années 2000 (comme Notre-Dame de Paris, Le Roi Soleil ou Mozart l’opéra rock) fonctionnaient avec des bandes-son pré-enregistrées, dans un style proche du concert pop.
Depuis quelques années, un retour à la musique live se dessine. Des productions comme Les Misérables en 2024 à Paris, Guys and Dolls ou West Side Story ont réuni de véritables orchestres en fosse, au plus grand bonheur des spectateurs.
Cependant, en règle générale, les formations restent modestes (entre 5 et 10 musiciens). Le coût, le manque de place dans les théâtres et les habitudes de production expliquent en partie cette tendance. Le Roi Lion au théâtre Mogador par exemple ne compte que 10 musiciens dans son orchestre contre 23 à Broadway.
Reportage complet au sujet des musiciens de la comédie musicale Le Roi Lion au théâtre Mogador
Vienne (Autriche) : la tradition symphonique
La capitale autrichienne est un cas à part. Vienne est imprégnée de tradition musicale, et ses productions de comédies musicales, principalement au Raimund Theater et au Ronacher, s’en ressentent fortement.
Les orchestres viennois comptent souvent entre 20 et 30 musiciens, avec une vraie section de cordes, des bois, des cuivres et des percussions acoustiques. Le style est très influencé par l’opérette, et les musiciens jouent en fosse dans des conditions similaires à celles de l’opéra.
Cette richesse sonore contribue à faire de Vienne un paradis pour les amateurs de comédies musicales à grand spectacle et pour les compositeurs ! Des titres comme Rebecca, I Am from Austria, Rock Me Amadeus ou Elisabeth y sont donnés avec une intensité musicale qui vaut le détour.
Par ailleurs, les enregistrements réalisés à Vienne par l’orchestre du Vereinigte Bühnen Wien comptent parmi les meilleurs au monde : captés en live avec une qualité sonore exceptionnelle, ils nous offrent la partition dans son intégralité et conservent l’orchestration originale, jouée par un orchestre complet. Cette exigence artistique rare permet de restituer toute la richesse, la puissance et l’émotion des spectacles, offrant une expérience d’écoute immersive et fidèle à la vision des créateurs.
Vidéo de la première répétition entre les comédiens et l’orchestre sur la comédie musicale Schikaneder à Vienne. L’orchestre est composé de 32 musiciens !
Le chef d'orchestre : à la baguette... ou au clavier
Le chef d’orchestre dans une comédie musicale a un rôle hybride. Il doit à la fois suivre les chanteurs (qui peuvent varier leur tempo selon leur interprétation) et tenir ensemble musiciens, effets sonores et même éclairages ou projections dans certains cas.
Dans de nombreuses productions modernes, le chef est aussi claviériste principal : il dirige tout en jouant, souvent installé devant un pupitre numérique. Il est en liaison avec les techniciens son, les éclairagistes et parfois les équipes vidéo via un système de communication interne. La synchronisation est essentielle, surtout quand il y a des « click-tracks » (piste audio contenant un métronome, uniquement diffusée aux musiciens) et des effets synchronisés.
Vidéo du chef d’orchestre de la comédie musicale Das Wunder von Bern à Hambourg qui joue une partie de clavier devant la scène, au-dessus des musiciens.
Emplacement de l'orchestre : visible ou invisible ?
L’orchestre de comédie musicale n’est pas toujours en fosse. Son emplacement dépend de l’esthétique du spectacle, de l’espace disponible et des choix techniques :
En fosse traditionnelle, sous la scène : c’est la configuration classique, mais elle demande une infrastructure adaptée (fossé, ventilation, isolement acoustique).
En coulisses, dans une autre salle, sur des balcons ou même à distance : les musiciens jouent en regardant un écran où le chef est filmé. Ils sont alors totalement invisibles du public. C’était le cas par exemple dans Cats au théâtre Mogador.
Parfois l’orchestre est coupé en plusieurs parties, comme à Stuttgart pour Tanz der Vampire avec une partie des musiciens en fosse et une autre partie dans une salle de répétition.
Les musiciens de la comédie musicale Moulin Rouge suivent le chef depuis des moniteurs à côté de leur pupitre. Tous les musiciens ne se situent pas dans la même pièce.
Sur scène, intégrés au décor : certains spectacles les montrent volontairement, créant un pont entre scène et fosse. Cela donne un effet concert ou cabaret.
Quelques exemples : Grease, Chicago, Tina (pour la scène finale uniquement), Waitress, Come From Away.
Dans Waitress, les musiciens jouent sur scène pendant tout le spectacle et sont visibles par le public. La batterie est isolée par des panneaux en plexi pour une meilleure prise de son.
Les acteurs musiciens : une tendance en plein essor
Certains spectacles vont encore plus loin : les acteurs sont aussi les musiciens. C’est le cas de productions comme Once, Come From Away ou certaines chansons de School of Rock. Les comédiens y chantent, dansent, jouent la comédie… tout en assurant la musique live avec leurs instruments.
Cette approche crée une expérience immersive et donne une unité visuelle forte, mais demande des artistes complets et une mise en scène adaptée. C’est aussi parfois une manière de réduire le nombre de musiciens tout en gardant la musique en direct.
Dans la chanson « Teacher’s Pet » de la comédie musicale School of Rock, les comédiens enfants et adultes jouent d’un instrument en live !
Une note d'espoir
L’orchestre de comédie musicale est un organisme vivant, hybride, adaptatif. Sa forme et son fonctionnement dépendent du style de la partition, des choix esthétiques, des moyens financiers et des contraintes techniques. Qu’il soit en fosse, sur scène ou dans l’ombre, joué par des musiciens professionnels ou par les comédiens eux-mêmes, il demeure le moteur musical du spectacle.
Comprendre son fonctionnement, c’est aussi apprendre à mieux apprécier la richesse sonore et la complexité de l’univers des comédies musicales.
Les musiciens apportent une énergie irremplaçable aux comédies musicales. Leur présence rend chaque soirée unique, chaque interprétation vibrante et vivante. Alors que les technologies facilitent la réduction des effectifs, il est crucial de rappeler que la musique live est un pilier de l’expérience théâtrale.
On peut se réjouir de voir certains spectacles français remettre l’orchestre au cœur du dispositif scénique. Espérons que de plus en plus de producteurs franchiront le pas, en proposant des comédies musicales avec de vrais musiciens, nombreux, visibles ou invisibles, mais toujours essentiels.