Avec Street SceneS, l’Académie de l’Opéra de Paris met brillamment à l’honneur Kurt Weill et souligne les influences croisées de l’opéra et de la comédie musicale.
Dans une banlieue populaire de New York...
Street Scene est un opéra composé par Kurt Weill d’après une pièce de théâtre d’Elmer Rice et interprété à Broadway en 1947, recevant le Tony Award de la meilleure partition. Depuis, l’œuvre a paradoxalement été présentée plus souvent dans des maisons d’opéra que dans des théâtres ; elle demeure moins connue du public de la comédie musicale qu’un autre chef d’œuvre du compositeur : L’Opéra de Quat’ Sous (dont nous avons pu applaudir une nouvelle mise en scène par la Comédie française à l’automne dernier).
Street Scene raconte l’histoire d’un quartier populaire de New-York un jour de canicule, histoire à mi-chemin entre In the Heights et West Side Story. Les habitants, harassés par la chaleur, sortent dans la rue à la recherche d’un peu d’air frais. Ils se rencontrent, échangent des nouvelles, se racontent les derniers ragots. Au détour de ces conversations, se dessinent les caractères tranchés et les relations partagées. Dans cette galerie de personnages, on rencontre notamment une mère célibataire qui peine à élever seule ses enfants, une femme sur le point d’accoucher, un père et mari autoritaire et violent, une voisine jalouse et commère, un agent immobilier opportuniste, un étudiant prometteur et sensible, ou encore une fille qui rêve d’un autre avenir ailleurs.
Jazz et opéra : des chanteurs qui savent tout chanter
Plus encore que dans West Side Story, l’œuvre de Kurt Weill brille par l’absence de déterminisme. Loin d’être pris dans un engrenage dont ils ne seraient que des pions et qui les mènerait irrémédiablement à leur perte, les personnages de Street Scene sont pleinement humains. Ce n’est pas une tragédie royale souhaitée par les dieux qui se joue sous nos yeux, mais une tragédie quotidienne, un drame comme il en arrive aujourd’hui encore partout à travers le globe. Racisme, féminicide, violence… les sujets abordés demeurent d’une triste actualité.
Musicalement, l’œuvre oscille entre le répertoire lyrique et des sonorités plus jazzy, chères à Kurt Weill. Puisant dans la poésie du quotidien, les paroles répondent à la partition en alliant humour et gravité selon les moments. On se souviendra notamment du réjouissant « Ice Cream Sextet » entonné par les habitants, un cornet de glace à la main ou du déchirant « Remember that I care » entonné par Sam et Rose, deux adolescents idéalistes rattrapés par la réalité.
Street Scene est une œuvre hybride où les passages parlés occupent une place importante pour relier les chansons. Soulignons d’ailleurs la performance d’acteurs de cette troupe de chanteurs d’opéra qui brillent par leur jeu autant que par leur chant. Soulignant les passerelles entre opéra et comédie musicale, les personnages plus âgés, pétris de tradition et d’habitudes, ont des chansons plus lyriques quand le groove transpire des morceaux de la jeune génération, avide de liberté. Cette hybridité se retrouve au sein de la distribution, les interprètes proviennent des deux mondes et constituent la véritable force de ce spectacle. Impossible de ne pas mentionner le duo mémorable de Lindsay Atherton et Robson Broad, deux talentueux acteurs du West End, qui multiplient les acrobaties en chantant impeccablement « Moon-faced, Starry-eyed » !
Un spectacle à découvrir !
La version proposée par l’Académie de l’Opéra de Paris est composée de différents extraits de l’œuvre originale comme le souligne le pluriel ajouté au titre initial : Street SceneS. Si le premier acte s’enchaine impeccablement, le second acte apparait plus haché, précipitant le dénouement, parfois au détriment de l’émotion. On aurait aimé découvrir l’entièreté de cette œuvre, surtout avec une interprétation musicale et vocale d’une telle qualité !
Seul bémol de cette splendide production : sa scénographie. Dans une configuration bi-frontale originale, les spectateurs se font face, de part et d’autre d’une fosse d’orchestre, au cœur de la scène entourée de balustrades. Les chanteurs évoluent autour d’elles, s’appuyant aux barrières comme au rebord d’un balcon, s’interpellant de part et d’autre de la fosse, comme dans une cour d’immeuble, entrant et sortant depuis le public. Si le dispositif et l’intention de mêler proximité avec les spectateurs et sensation d’enfermement des chanteurs sont intéressants, le résultat limite malheureusement les possibilités de jeu des chanteurs.
Que vous soyez passionné d’opéra et allergique à la comédie musicale, ou l’inverse, ce spectacle pourrait définitivement vous faire changer d’avis et aimer les deux ! Apportant le meilleur des deux univers, il nous embarque dans un drame musical drôle et tragique, d’une actualité cuisante et d’une immense richesse musicale, à côté duquel il serait dommage de passer !
