Portrait : Chita Rivera, la vie d’une danseuse

Temps de lecture approx. 11 min.

Alors qu’elle fête cette semaine ses 90 ans, Musical Avenue rend hommage à la grande Chita Rivera. Véritable « triple threat », muse de John Kander et Fred Ebb et créatrice de rôles iconiques, retour sur un parcours exceptionnel.

L’histoire de Chita Rivera est une « success story » comme seul Broadway sait en faire. Danseuse classique de formation, sans véritable expérience en chant ou en théâtre, elle accompagne une amie à une audition et décroche ainsi son premier contrat professionnel ! (Par contre, la légende ne raconte pas ce qu’est devenue son amie). Là voici embarquée dans la tournée de Call Me Madam, avec Elaine Stritch en vedette, dansant des chorégraphies de Jerome Robbins.

De chorus girl, Chita Rivera est parvenue au statut d’icône de Broadway, s’illustrant dans 18 productions sur la grande avenue new-yorkaise (et de nombreuses autres sur les scènes américaines et londoniennes) et collaborant avec les plus grands noms sur près de sept décennies. Aujourd’hui elle est la récipiendaire de trois Tony Awards, dont un couronnant l’ensemble de sa carrière, la première latina-américaine à recevoir le Kennedy Center Awards, et elle a même donné son nom à un prix récompensant les meilleur.e.s danseur.euse.s et chorégraphes de Broadway. Profitons de son 90ème anniversaire pour rendre hommage à cette grande figure de la comédie musicale.

Anita, Rose et Velma : les rôles fondateurs

Quand un.e interprète entre dans la légende de Broadway, c’est souvent en créant un rôle important dans une comédie musicale canonique du répertoire. Des rôles de cet acabit, Chita Rivera en a eu trois : Anita dans West Side Story, Rose Grant dans Bye Bye Birdie et Velma Kelly dans Chicago.

Chita Rivera (Anita) et Carol Lawrence (Maria) dans la production originale de West Side Story © AP

Le premier arrivera très tôt dans sa carrière. Après la tournée de Call Me Madam, elle fait rapidement ses débuts à Broadway en rejoignant la troupe de Guys and Dolls. Par la suite, elle passe de spectacles en spectacles, enchaînant les petits rôles dans des succès modestes. Son grand moment de gloire arrive lorsqu’elle est choisie pour incarner Anita dans la production originale de West Side Story (1957), où elle retrouve le chorégraphe et metteur en scène de ses débuts, Jerome Robbins. Elle qui se considérait plutôt comme une danseuse pouvant pousser la chansonnette se découvre actrice en jouant pour la première fois des scènes dramatiques, le tout en chantant la musique de Leonard Bernstein.

Ce rôle changera sa vie professionnelle, la positionnant comme une interprète complète de premier plan. La nomination aux Tony Awards lui échappe néanmoins au profit de sa collègue Carol Lawrence (pour d’obscures raisons, Maria était aussi considérée comme un second rôle), mais elle est invitée à reprendre son rôle pour la première londonienne. La production a même été mise en suspens pour lui laisser le temps de mener sa grossesse à terme. En effet, West Side Story a également eu un impact sur sa vie personnelle, car c’est sur ce spectacle qu’elle rencontre Tony Mordente, qui jouait l’un des Jets et qui deviendra son époux et le père de sa fille.

Mais trêve de potins de bas étage. Après l’aventure West Side Story, Chita Rivera poursuit avec son deuxième grand succès : Bye Bye Birdie (1961). Si cette comédie musicale est peu connue en France, c’est un véritable classique aux États-Unis. Sur une partition de Charles Strouse (Annie) et un livret de Michael Stewart (Hello, Dolly!), ce spectacle suit les déboires d’un auteur-compositeur qui doit écrire une dernière chanson avant que son principal client, Conrad Birdie (un avatar d’Elvis Presley), parte faire son service militaire. Chita Rivera incarne ici le rôle de Rose Grant, la secrétaire du chansonnier interprété par Dick Van Dyke.

Si West Side Story a révélé la comédienne au grand public, Bye Bye Birdie a confirmé son statut de « leading lady » incontournable. Pourtant, elle a failli refuser le rôle. Le livret spécifiant que le personnage de Rose était d’origine hispanique, elle avait en effet peur d’être cataloguée comme la latina de service. Elle accepte finalement et le spectacle est un triomphe. Elle exporte à nouveau sa performance à Londres et se voit nommée pour la première fois de sa carrière aux Tony Awards. Comme pour West Side Story, une adaptation cinématographique voit rapidement le jour, mais elle en est une nouvelle fois écartée. Une suite de cette comédie musicale est créée 20 ans plus tard sous le titre simple et efficace de Bring Back Birdie. Malheureusement, c’est un échec pour quasiment tout le monde, le spectacle ne tenant que quatre représentations, sauf pour Chita Rivera qui est nommée encore une fois aux Tony (la seule nomination du spectacle).

Toute auréolée du succès de Bye Bye Birdie, Chita Rivera parcourt les États-Unis, interprétant de nombreuses comédies musicales, notamment Sweet Charity où elle tient le rôle-titre dans la mise en scène et les chorégraphies de Bob Fosse. En 1975, ce dernier s’associe à John Kander et Fred Ebb pour monter ce qui deviendra une des comédies musicales les plus connues de nos jours : Chicago. Chita Rivera se voit confier le rôle de Velma Kelly aux côtés de Gwen Verdon dans le rôle de Roxie. Elle partage alors la scène avec l’une de ses idoles, qu’elle a longuement observé plus jeune quand elle était dans l’ensemble de Can-can (le premier grand rôle de Gwen Verdon). Si Roxie est indéniablement le premier rôle de ce spectacle, c’est le personnage de Velma qui récupère les plus grands numéros musicaux de l’œuvre (Gwen Verdon étant plutôt sur une fin de carrière à l’époque, Bob Fosse avait réduit la partition chorégraphique de ce rôle). Chita Rivera a donc de nombreuses occasions de briller tout au long du spectacle, dans des morceaux de bravoure devenus cultes tels que « All That Jazz » ou « I Can’t Do It Alone ».

Malheureusement, Chicago n’a pas connu à sa création le succès qu’on lui connaît aujourd’hui. Boudée par la critique, jugée trop sombre, l’œuvre est éclipsée par A Chorus Line, le « hit » de la saison. Il faudra attendre le « revival » de 1996 (que l’on a pu voir au Théâtre Mogador en 2019) et le film de Rob Marshall pour que Chicago entre pleinement dans la culture populaire. Chita Rivera a été invitée à participer à ces deux incarnations. En 1999, elle rejoint la tournée américaine du «revival», en Roxie cette fois-ci. Elle est alors âgée de 66 ans et ne montre aucun signe de faiblesse dans les moments dansés. Elle fait également une brève apparition dans l’adaptation cinématographique.

Chita Rivera dans l'adaptation cinématographique de Chicago

La muse de Kander & Ebb

Comment parler de la carrière de Chita Rivera sans évoquer sa longue et fructueuse collaboration avec John Kander et Fred Ebb ? Souvent, les grandes divas de Broadway sont associées à de grands compositeurs : Bernadette Peters à Stephen Sondheim, Angela Lansbury à Jerry Herman (et Stephen Sondheim),… et Chita Rivera à Kander et Ebb. Les trois travaillent ensemble pour la première fois à l’occasion de la tournée américaine de Zorba avant de se retrouver pour Chicago. Cette joyeuse équipe ne se quittera ensuite plus (ou presque).

Leur prochaine collaboration se fera sur The Rink (1984). Chita Rivera y interprète Anna, la propriétaire d’une piste de patin à roulettes en faillite. Alors qu’elle cherche à revendre son établissement, sa fille Angel, qu’elle a perdu de vue, décide de revenir pour renouer avec son passé. Le rôle d’Angel est interprété par Liza Minnelli, avec qui Chita Rivera a noué une belle amitié depuis que Liza a remplacé Gwen Verdon quelques semaines sur Chicago. Tout le monde s’aime, tout le monde est content.e, mais malheureusement The Rink se fait descendre par les critiques, et le public, n’ayant pas envie de voir Liza Minnelli dans un spectacle manquant cruellement de paillettes, n’est pas au rendez-vous. Cette dernière, luttant avec de nombreux problèmes personnels, quitte prématurément la production et est remplacée par Stockard Channing (Rizzo dans le film Grease, entre autres). Au milieu de cette débâcle, Chita Rivera remporte tout de même son premier Tony Award après quatre nominations infructueuses.

Sa prochaine collaboration avec Kander et Ebb s’avère plus heureuse pour toutes les personnes impliquées. En 1992, Chita Rivera se glisse en effet dans le rôle de la mystérieuse et sensuelle Aurora/la femme araignée dans Kiss of the Spider Woman. Adaptée du roman éponyme de l’argentin Manuel Puig, sur un livret du grand Terrence McNally (Ragtime, Anastasia, mais aussi The Rink), cette comédie musicale se déroule dans une prison où l’un des détenus s’évade de sa dure réalité en rêvant aux rôles de son actrice préférée. Chita Rivera interprète avec succès ce spectacle à Toronto, Londres puis, enfin, New York. C’est sa première apparition à Broadway en sept ans. En 1986, alors qu’elle jouait dans Jerry’s Girl, elle est en effet victime d’un grave accident qui aurait pu mettre fin à sa carrière. Fort heureusement elle s’en est remise, et bien remise, le rôle d’Aurora étant très exigeant, nécessitant une interprète aussi à l’aise en jeu, chant et danse. Certains numéros sont réglés par un certain Rob Marshall, alors tout jeune chorégraphe. Le succès est au rendez-vous et le spectacle remporte sept Tony Awards, dont celui de la meilleure actrice pour Chita Rivera. Elle qui était déjà une star de Broadway devient alors une icône.

Outre ces rôles, ce qui a contribué à rendre Chita Rivera iconique est sa longévité. La preuve en est avec The Visit, toujours de Kander et Ebb avec un livret de Terrence McNally, sa dernière apparition sur une scène de Broadway. En 2015, à 82 ans, elle endosse une nouvelle fois le premier rôle d’une comédie musicale. Cette adaptation de la pièce La Visite de la vieille dame est un projet qui a mis du temps à se concrétiser. John Kander et Fred Ebb travaillent dessus depuis 2000 et le spectacle devait arriver à Broadway en 2001 avec Angela Lansbury. Le mari de cette dernière étant très malade, elle a décidé de se retirer de la production. Chita Rivera fut approchée pour la remplacer. Elle interprète le rôle pour la première fois en 2001 à Chicago, mais il faudra attendre quatorze ans pour que The Visit arrive à Broadway. La comédienne fait sensation dans le rôle de Claire Zachanassian, veuve noire devenue la femme la plus riche du monde et bien décidée à se venger de son amour de jeunesse. Elle montre qu’elle n’a rien perdu de sa superbe et qu’elle peut encore tenir un premier rôle aussi imposant.

L’héritage Chita Rivera

De Call Me Madam à The Visit, Chita Rivera a donc eu une carrière bien remplie qu’on ne peut limiter à une poignée de rôles, aussi prestigieux soient-ils. Ce qui frappe en se plongeant dans sa biographie est à quel point elle a consacré sa vie au théâtre et à la comédie musicale, alors que de nombreux.ses artistes de Broadway ont tenté leur chance à la télévision ou au cinéma. Le revers de cette médaille est que, malheureusement, il reste assez peu de traces de ses grandes performances passées. Fort heureusement, on peut toujours compter sur l’adaptation cinématographique de Sweet Charity réalisé par Bob Fosse, le seul grand film musical où l’on peut profiter de ses multiples talents. Elle y interprète le rôle de Nickie, l’amie et collègue de Charity, et mène avec Paula Kelly le mythique « Big Spender ».

Les « millenials » (dont l’auteur de ces lignes fait partie) l’identifient notamment grâce aux seconds rôles qu’elle a tenu dans certains « revivals » des années 2000/10, comme celui de Liliane LaFleur dans Nine en 2003, où elle levait encore la jambe assez haut pour la poser délicatement sur l’épaule d’Antonio Banderas, ou de la truculente Princess Puffer dans The Mystery of Edwin Drood. Mais s’il faut retenir quelque chose d’elle en ce début de siècle, c’est peut-être son propre rôle qu’elle tient dans Chita Rivera : The Dancer’s Life. Alors que tout le monde lui demandait d’écrire ses mémoires (ce qu’elle a fini par faire cette année, sortie prévue en avril), la comédienne a en effet préféré compiler ses souvenirs dans un spectacle. À l’origine œuvre intimiste pour une salle de cabaret, The Dancer’s Life s’est joué à Broadway en 2005. Plus qu’une icône, Chita Rivera est une véritable légende vivante.

Joyeux anniversaire Madame, et merci pour tout !

Romain Lambert

Romain Lambert

Membre de Musical Avenue depuis juin 2012, je suis passionné bien évidemment de comédies musicales mais aussi de ballets. Je passe la majorité de mes soirées entre l'Opéra Garnier, Bastille et le Théâtre du Châtelet. Je voue un véritable culte a Stephen Sondheim et j'essaye de chanter "Glitter and be Gay" sous la douche.
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