"Caroline, or Change" : une œuvre en avance sur son temps de retour à Broadway

Temps de lecture approx. 9 min.

Caroline, or Change, l’œuvre intimiste et politique de Tony Kushner et Jeanine Tesori, s’apprête à faire son retour à Broadway dans une toute nouvelle production. Une belle occasion de revenir sur l’histoire de cette comédie musicale singulière à bien des égards.

Rares sont les comédies musicales du XXIème siècle à avoir le droit à une renaissance à Broadway dans une toute nouvelle production (disons « revival » pour aller plus vite). Jusqu’à présent, seules Spring Awakening et The Color Purple ont eu le droit à un tel traitement. Caroline, or Change est la dernière addition à cette liste, ce qui n’est pas si surprenant tant cette pièce semble avoir été créée dix ans trop tôt.

D’une chambre d’université à Broadway

Tout a débuté sur les pages d’un cahier appartenant à un tout jeune Tony Kushner. Le dramaturge, surtout connu pour avoir écrit Angels in America, encore étudiant à l’université de Columbia, notait sur son cahier de nombreuses idées pour ses futures pièces. De ces ébauches, seule Caroline, or Change a vu le jour.

Sur le papier, l’histoire est assez simple. L’action se déroule en Louisiane en 1963. Caroline Thibodeaux travaille comme femme de ménage dans une maison bourgeoise afin d’élever ses trois enfants. Une amitié forte se noue avec le petit garçon de la maison, qui voit en elle une mère de substitution. Une relation qui fait écho à celle que Tony Kushner a pu entretenir enfant avec la femme de ménage de sa famille, l’auteur n’a jamais caché l’aspect auto-biographique de sa pièce. Mais il y a bien plus que ça derrière cette comédie musicale, et cette histoire d’amitié entre une domestique et le fils de ses employeur.euse.s permet d’aborder les inégalités sociales et économiques, qui érigent une barrière entre les deux protagonistes, ainsi que la montée du mouvement américain des droits civiques. Caroline se retrouve coincée entre un monde en pleine évolution et sa situation financière qui l’empêche de participer à ce changement.

Chandra Wilson (Dotty) et Tonya Pinkins (Caroline) dans la production originale de Broadway en 2004 © Michael Daniel

L’équipe créative de ce spectacle est complétée par la compositrice Jeanine Tesori (Fun Home) et le metteur en scène George C. Wolfe (Angels in America). Un trio de créateur.rice.s passionné.e.s par le projet et qui sont prêt.e.s à se jouer des règles et codes de la comédie musicale traditionnelle, tant narrativement que musicalement. Après quelques années de lectures et d’ateliers (la première lecture s’est tenue en 1999), Caroline, or Change fait sa première mondiale en 2003 au Public Theatre, là où ont débuté, entre autres, A Chorus Line et Hamilton.

Le bouche à oreille fonctionne. Si les critiques soulignent l’intelligence du livret et la complexité de la partition, c’est surtout la performance de Tonya Pinkins dans le rôle-titre qui est sur toutes les lèvres. Il faut dire que le rôle de Caroline est un véritable tour de force. Dans cette œuvre intégralement chantée, elle est de pratiquement toutes les scènes, et sa grande chanson, « Lot’s Wife », en milieu de deuxième acte, est considérée aujourd’hui comme le « Rose’s Turn » du XXIème siècle (voir vidéo ci-dessous). Une victoire pour la comédienne qui, après avoir remporté un Tony Award en 1992 pour Jelly’s Last Jam, sortait d’une longue bataille juridique avec son ex-mari et tentait de revenir sur le devant de la scène en jouant les seconds rôles dans des spectacles aux succès commerciaux mitigés.

Un transfert en demi-teinte

Comme beaucoup de comédies musicales ayant connu le succès off-Broadway, Caroline, or Change se voit transférer à Broadway, grâce à des producteur.rice.s passionné.e.s par le projet malgré le manque d’attrait commercial de la pièce. Le spectacle fait sa première le 2 mai 2004 à l’Eugene O’Neill Theatre et joue sa dernière à peine quatre mois plus tard, après 123 représentations. Cette œuvre, sûrement trop avant-garde pour Broadway à l’époque, n’a pas su trouver son public dans une saison dominée par la tornade Wicked. Les critiques deviennent également plus virulentes, trouvant le spectacle trop complexe et prétentieux. « Trop bon pour être bon » d’après Ben Brantley, le critique du New York Times faisant la pluie et le beau temps à Broadway. Seul.e.s les interprètes font l’unanimité. Tonya Pinkins est alors la grande favorite pour la course au Tony Award de la meilleure actrice dans une comédie musicale. C’est finalement Idina Menzel, pour Wicked, qui remporte le trophée. Seule Anika Noni Rose (Lorell dans le film Dreamgirls) se voit distinguer en second rôle pour son interprétation d’Emmie Thibodeaux, la fille aînée militante de Caroline, mais aucune récompense majeure ne permettant au spectacle de tenir plus longtemps.

Une nouvelle vie de l’autre côté de l’Atlantique

L’Angleterre a été bien plus clémente avec Caroline, or Change. La production américaine, et Tonya Pinkins, traversent l’Atlantique. et arrive sur la scène du National Theatre en 2006. Bien plus adapté aux besoins commerciaux d’une scène subventionnée, le spectacle y connaît un succès d’estime pendant quelques mois et remporte même le Laurence Olivier Award de la meilleure nouvelle comédie musicale.

Et c’est en Angleterre que ce spectacle connaîtra une deuxième vie. Si Caroline, or Change a acquis le statut d’œuvre injustement incomprise au fil des années, elle n’est presque jamais montée. Il faudra attendre l’an de grâce 2017 et le Chichester Festival Theatre, là où sont nés les derniers « revivals » londoniens de Gypsy ou de Guys and Dolls, pour avoir une nouvelle production d’ampleur. Le rôle-titre est confié à Sharon D. Clarke, la créatrice des rôles de Killer Queen dans We Will Rock You et d’Oda Mae dans Ghost. Tony Kushner et Jeanine Tesori assistent à l’une des représentations et en sortent ébahi.e.s par la prestation de la comédienne. Il.elle.s avaient toujours pensé que le spectacle ne pouvait se jouer sans Tonya Pinkins, Sharon D. Clarke leur a prouvé le contraire. Elle est la raison qui les a poussé à transférer cette production.

Lauren Ward (Rose) et Sharon D. Clarke (Caroline) dans la production londonienne de 2018 © Helen Maybanks

Le spectacle se joue d’abord off-West End, avant d’arriver sur la scène du Playhouse Theatre où nous avons eu l’opportunité d’assister à une représentation en janvier 2019. Si l’auteur de ces lignes avait été trop feignant à l’époque pour écrire dessus, il profite de cette occasion pour se rattraper.

Une critique avec trois ans de retard

Dès le début de la représentation, on est plongé dans l’univers de Caroline, qui passe une grande partie de ses journées dans le sous-sol de ses patron.ne.s avec pour seule compagnie, la machine à laver, le séchoir et sa radio. Chose étonnante, voire déroutante, tout ce petit monde est personnifié par des interprètes de chair et de sang. Des objets chantants, comme dans La Belle et la Bête. Mais on est pourtant bien loin d’une comédie musicale Disney. La fantaisie des scènes dans le monde de Caroline contraste avec le réalisme âpre de ses interactions avec les personnages extérieurs. On comprend la réputation d’œuvre difficile d’accès que peut avoir Caroline, or Change. La pièce est très riche et si Jeanine Tesori signe ici l’une de ses plus belles partitions, un habile mélange de blues, gospel, klezmer et de récitatifs sondheimesques, elle ne se laisse pas facilement apprivoiser.

Malgré son aspect un peu difficile, cette comédie musicale déborde d’humanité. Les relations entre chaque personnage sont extrêmement bien écrites et on ne peut qu’être touché par l’amitié, voire la relation mère/fils, qui se tisse entre Caroline et le jeune Noah. On est aussi frappé par à quel point cette œuvre est toujours d’actualité. L’intrigue sous-jacente de la destruction d’une statue d’un confédéré a une résonance particulière désormais.

Quant à Sharon D. Clarke, elle est tout bonnement exceptionnelle. Portant le spectacle sur ses épaules du début à la fin, elle capture parfaitement toutes les nuances du rôle, tour à tour imposante et vulnérable. Elle survole la partition de son aisance vocale et son « Lot’s Wife » est bouleversant (voir vidéo ci-dessus). Elle remporte d’ailleurs, quelques semaines plus tard, le Laurence Olivier de la meilleure actrice dans une comédie musicale face à Rosalie Craig (Company), Kelli O’Hara (The King and I) et Adrienne Warren (Tina). À ses côtés, le tout jeune Jack Meredith, dans le rôle de Noah, impressionne par son professionnalisme. Il faut également mentionner la très belle performance, tout en subtilité, de Lauren Ward (Matilda, Dear Evan Hansen) dans le rôle de Rose Stopnick, la belle-mère de Noah et patronne de Caroline. Il est dommage qu’elle n’ait pas l’opportunité de reprendre son rôle à Broadway.

Un bel avenir pour Caroline

Car c’est à Broadway que cette production se joue actuellement. Programmé par la Roundabout Theatre Company, une société de théâtre à but non lucratif, pour un engagement limité, le spectacle devait initialement se jouer au Studio 54 en avril 2020. Après quelques péripéties (on ne vous fait pas un dessin) le spectacle est actuellement en « previews », fera sa première officielle le 27 octobre et se jouera jusqu’au 9 janvier 2022. Sharon D. Clarke est toujours la tête d’affiche et autour d’elle la distribution, entièrement américaine, comprend entre autres Caissie Levy (Frozen), avec qui elle avait déjà partagé l’affiche dans Ghost, dans le rôle de Rose Stopnick, et Chip Zien (Into the Woods) dans le rôle de M. Stopnick.

Si les critiques professionnelles ne sont pas encore sorties, les avis de spectateur.rice.s qui fleurissent sur Twitter ou les forums spécialisés sont dithyrambiques. Le public de Broadway semble maintenant prêt pour recevoir une œuvre de cette ampleur qui correspond aussi peut-être mieux à notre époque qu’elle ne l’était quinze ans plus tôt. En tout cas, Sharon D. Clarke semble avoir New-York à ses pieds et pourrait bien rentrer à Londres avec un Tony Award.


Caroline, or Change, de Tony Kushner et Jeanine Tesori
Du 27 octobre 2021 au 9 janvier 2022 au Studio 54
254 W 54th St, New York

Livret et paroles : Tony Kushner ; Musique : Jeanine Tesori ; Mise en scène : Michael Longhurst ; Chorégraphie : Ann Yee ; Orchestrations : Rick Bassett, Joseph Joubert et Buryl Red ; Direction musicale : Joseph Joubert ; Décors et costumes : Fly Davis ; Lumières : Jack Knowles ; Son : Paul Arditti ; Coiffure et perruques : Amanda Miller ; Maquillage : Sarah Cimino

Avec : Sharon D. Clarke (Caroline Thibodeaux), Gabriel Amoroso (Noah Gellman en alternance), Alexander Bello (Jackie Thibodeaux en alternance), John Cariani (Stuart Gellman), Joy Hermalyn (Grandma Gellman), Arica Jackson (Washing Machine), Tamika Lawrence (Dotty Moffett), Caissie Levy (Rose Stopnick Gellman), Adam Makké (Noah Gellman en alternance), Kevin S. McAllister (The Dryer/The Bus), Harper Miles (Radio 3), N’Kenge (The Moon), Nya (Radio 2), Richard Alexander Phillips (Jackie Thibodeaux et Joe Thibodeaux en alternance), Jayden Theophile (Joe Thibodeaux en alternance), Nasia Thomas (Radio 1), Jaden Myles Waldman (Noah Gellman), Samantha Williams (Emmie Thibodeaux), Stuart Zagnit (Grandpa Gellman), Chip Zien (Mr. Stopnick), Sahron Catherine Brown, Rheaume Crenshaw, Leslie Jackson, Gina Lamparella, Quentin Olivier Lee, Timothy Quinlan, Tom Titone et Khalifa White

Romain Lambert

Romain Lambert

Membre de Musical Avenue depuis juin 2012, je suis passionné bien évidemment de comédies musicales mais aussi de ballets. Je passe la majorité de mes soirées entre l'Opéra Garnier, Bastille et le Théâtre du Châtelet. Je voue un véritable culte a Stephen Sondheim et j'essaye de chanter "Glitter and be Gay" sous la douche.
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